Au début de notre pratique notre corps n'est pas prêt à comprendre et accepter les mouvements que notre art nous enseigne. On est maladroit et on n'a pas la souplesse physique et mentale nécessaire pour appréhender tous les gestes que l'aïkido nous donne. Il nous faut donc construire un corps qui va s'adapter aux déplacements, aux chutes et aux torsions de nos articulations. Et cela prend du temps. Au début, nous rêvons d'être de grands « samurai », d'être égal aux maîtres que nous suivons et d'arriver au même niveau des anciens avec qui nous évoluons.

Puis le temps passe, au fur et à mesure des entrainements et des stages que nous effectuons nous progressons aussi bien en technique qu'au niveau corporel. Notre corps devient plus malléable, il accepte des mouvements qui nous semblaient impossibles à réaliser. Cette progression nous permet d'évoluer avec plus de plaisir, plus de liberté et nous sentons notre corps se transformer et devenir plus fort, plus résistant et par la force de choses plus jeune. Les cours s'enchaînant, nous arrivons à réaliser des mouvements plus amples, plus rapides et plus forts. Cela se traduit, quand nous sommes uke, par l'acceptation de chutes plus « violentes » moins contrôlées par tori. Et cela nous rend fier, nous avons la sensation d'appartenir à une certaine élite. En effet dans notre art il n'y a pas de compte-rendu de ce que nous avions fait le dimanche au cours d'un stage. Il n'y a pas de journalistes qui relatent comment nous nous sommes comportés. Seuls notre partenaire et nous savons exactement ce qui s'est passé sur le tapis. Et cela, nous rend parfois jaloux et aigri car il n'y a pas souvent de compliments de la part de nos pairs. Donc il nous faut être lucide et fort mentalement pour savoir comment nous avons évolué et ce que nous avons fait avec notre partenaire.

Au fil du temps et malgré notre progression plus ou moins constante, nous entendions de plus en plus nos maîtres ou professeurs nous dire : « Philippe, il faut que tu apprennes à être vieux, ton travail ne correspond pas à ton âge civil ». Cela nous rendait souvent sceptique et triste car nous avions envie de leur répondre : « mais vieux comment ! » Vieux comme ces vieux professeurs ou pratiquants qui ne peuvent plus bouger librement mais que les blessures ou les soucis corporels empêchent de pouvoir s'exprimer comme ils le voudraient. Et c'est vrai nous ne comprenions pas ce qu'ils voulaient dire ou nous ne voulions pas entendre ces paroles qui nous semblaient « stupides » mais qui à la longue se sont révélées justes. En effet, même si nous avions toujours envie de pratiquer « fort » pour rester fidèle à nos rêves, notre corps ne répondait plus avec autant de liberté et de naturel aux mouvements et désirs de notre partenaire. Il nous est arrivé de nous blesser peu gravement, mais suffisamment pour que ces traumatismes nous obligent à changer complètement notre façon de bouger et de mobiliser notre partenaire. Cela nous a permis de comprendre ce que devenir vieux voulait dire. Être vieux c'est accepter de bouger avec plus de calme et de relâchement. Être vieux c'est accepter de ne plus faire ce que nos désirs nous poussent à faire. Quand nous sommes sur le tapis nous avons toujours la sensation que notre corps ne répondra plus aux sollicitations de notre partenaire et aux attentes de nos professeurs. Mais avec bonheur, notre corps répond et accepte, mais il est vrai avec moins de liberté et de spontanéité.

Quand nous montons sur le tapis, nous avons toujours la sensation que nous ne pourrons pas être à la hauteur de nos espérances, à savoir : « est ce que mon corps va pouvoir accepter tout de l'autre ? Est-ce que mon corps va me laisser tranquille et vais pouvoir me faire plaisir autant que par le passé ? » Et bien oui, la réponse est oui. Nous avons, au fil des entraînements et des différentes expériences vécues, donné a notre corps cette capacité de bouger et de se mouvoir avec autant de plaisir et d'envie que dans les années antérieures.

Être vieux en aïkido ne veux pas dire moribond mais être un exemple pour les générations futures et essayer de leur montrer ce qu'il faut faire et surtout ce qu'il ne faut pas faire pour arriver et ce que notre art progresse en longévité et en meilleure technique.

Nous avons l'audace de penser que nous sommes sur la voie pour y arriver, Sur le tapis nous essayons d'être honnête avec nous – mêmes et avec nos partenaires plus jeunes pour leur donner cette force et cette technique qui leur permettra d'aller encore plus loin dans ce que nous avons désirer toute notre vie : « être capable de bouger comme toujours et avec plus de liberté qu'avant sans que notre partenaire se rende compte de notre âge civil. Il n'y a rien à prouver en aïkido mais seulement à partager une expérience qui doit servir à construire un aïkido plus fort plus juste et plus respectueux du corps humain.

Être vieux en aïkido c'est aussi et surtout accepter que les élèves qui viennent nous voir depuis longtemps, ne fassent pas ce que nous montrons. En effet, quand nous prenons de l'âge, de l'expérience, donc de la liberté et de l'autonomie il nous semble normal que ces pratiquants, en faisant la même chorégraphie, développent un système qui leur est propre. Sur le même Kata, ils vont bouger et faire bouger leurs partenaires d'une autre façon. Et cela est bien pour donner une sensibilité différente aux multiples partenaires que ceux –ci auront à mobiliser.

Être vieux en aïkido c'est accepter les différences. C'est accepter que ceux qui nous on suivi pendant des années gardent leur liberté et quand nous pratiquons de nouveau avec eux, être fier de ce que nous leur avons donné, leur permettent de pouvoir poursuivre leur chemin librement vers ce qu'ils pensent être leur voie.
Nous commençons juste à comprendre les phrases de nos anciens professeurs et Maîtres pratiquer de façon intense et régulière pour que le corps n'oublie pas et développe une liberté de mouvements qui amènera une liberté de penser et donnera à la pratique tout son sens et ce que « le fondateur » a peut-être voulu en nous donnant cet aïkido.

Philippe Gouttard le 8 août 2014

Merci encore à Guillaume pour son travail de correcteur superbe