Cette angoisse provient du fait que nous voulons être à la hauteur de nos anciens et à l’écoute de ceux qui vont pratiquer avec nous. Cette angoisse est plus mentale que physique , encore que la blessure est quelque chose que nous connaissons pour l’avoir reçue, l’avoir vécue, l’avoir refusée et enfin l’avoir admise car c’est le seul moyen, selon nous, pour pouvoir surpasser cette angoisse. Dans notre pratique, la blessure fait partie de notre enseignement. Sans blessure pas de progrès, car la blessure est un moyen d’apprendre au corps ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas effectuer. Mais la blessure ne doit pas être source d’arrêt de la pratique, il faut donc préparer son corps à recevoir des traitements que celui-ci ne pourra pas accepter très longtemps.

Cette angoisse nous l’avons à chaque début de cours. Pourquoi revient-elle toujours ? Est-ce la même chose que le trac dont parlent les artistes et les comédiens avant de rentrer sur scène ? Chaque fois, avant que le cours ne commence, les élèves se mettent en seiza (position qui demande d’être assis sur les talons). Et nous aussi longtemps que notre mémoire se le rappelle nous n’avons jamais mais jamais pu nous relaxer dans cette position. Cela vient du fait qu’avant de pratiquer l’aïkido nous avons fait du football à haut niveau et assez longtemps et surtout à une époque qui ne pratiquait jamais les étirements nécessaires au bien-être musculaire et corporel. Donc, cette position, plus nous avançons dans la vie, plus elle nous est impossible et à chaque fois qu’il faut prendre cette position nous avons mal. Pour palier à cette souffrance, nous nous inclinons jusqu’à mettre les mains parterre pour soulager nos genoux qui eux souffrent de ces tensions musculaires. Et c’est peut-être cette souffrance qui nous a fait prendre cette voie : ne jamais, mais jamais, faire souffrir l’autre en lui provoquant des traumatismes physiques et des souffrances psychologiques.

Donc, arrivé au troisième étage du Dojo quelle ne fût pas notre surprise d’apprendre que plusieurs maitres ne pouvaient pas donner leur cours du à des blessures. Et cette question nous arriva tout de suite en pensée : « pourquoi ces maitres, si hauts gradés, qui ne font plus le travail d’élèves se sont ils blessés ? » Comment peut- on se blesser quand ces maitres ne sont que Tori ? Comment, peut-on se blesser quand ceux qui pratiquent avec eux sont des élèves qui viennent recevoir une leçon? Comment peut-on se blesser quand ceux qui « les attaquent » ont déjà accepté ce qui va suivre ? Comment peut-on se blesser quand ceux qui « les attaquent » ont déjà accepté de subir exactement ce qu’ils veulent ?
Nous avons posé la question aux différents pratiquants qui suivent ces différents maitres. Pourquoi ces blessures ? Et la réponse qui vient tout de suite : « ils se sont trop entrainés ». Et pour nous c’est la plus stupide des réponses. Ce n’est pas trop qu’il faut répondre mais plutôt « trop mal ». En effet si la douleur arrive après le trop, les blessures qui gênent et interdisent la pratique se produisent quand on ne fait pas attention à son propre corps et surtout au corps du partenaire. L’aïkido est un art qui ne vise qu’à développer le corps humain, il ne doit permettre au corps que de maintenir sa liberté et au travers des moyens qu’il nous a donnés, nous devons augmenter la mobilité de notre corps et permettre le relâchement des tensions corporelles.

C’est pourquoi Tori (celui qui guide uke vers la chute ou l’immobilisation) doit absolument respecter l’anatomie et la physiologie de l’autre. Il y a des positions que le corps ne peut pas accepter. On ne peut pas lutter contre le corps mais plutôt comprendre comment un grand mobilise un petit et un petit doit apprendre qu’un partenaire plus grand ne peut pas se plier en deux et courir derrière lui pour lui faire plaisir.

Ces blessures que ces maitres ont développées, sont, pour nous, arrivées en voulant absolument faire leur mouvement, sans être à l’écoute du corps de l’autre. En voulant projeter uke dans des directions et des positions corporelles non adaptées à la physiologie naturelle du corps, Tori provoque à son propre corps des lésions qui pour nous sont inguérissables car les tissus ont pris un pli que rien de pourra corriger.

Il ne faut jamais faire une technique que l’autre ne peut accepter. On ne pratique pas contre mais avec. C’est cet «avec » qui fait l’aïkido. C’est cet « avec » qui est l’essence même de notre art et il ne faut jamais bafouer ce principe.

Il est très fréquent qu’uke se fasse réprimander par Tori car il ne bouge pas comme celui-ci le voudrait. Mais très souvent Tori a mis son partenaire dans une situation tellement contraignante que Uke n’a plus de liberté pour pouvoir suivre Tori. Ne pouvant pas bouger comme il le voudrait, uke, bloque soit en interdisant la fluidité du mouvement, soit en faisant un effort impossible pour libérer son corps de cette situation. En réalisant cela, il met en péril ses articulations et toutes les chaines musculaires qui les relient. Mais aussi, très souvent Tori force contre nature pour aller au delà de ce blocage et en réalisant ce mouvement met lui aussi son corps en danger. Pour nous c’est la cause principale de ces blessures chroniques. C’est la répétition de mouvements opposés au bien-être physiologique qui est source de ces blessures qui sont souvent inguérissables car les tissus incriminés ont tellement souffert qu’ils ne peuvent plus reprendre leur liberté originelle.

Nous essayons à chaque fois que nous enseignons de faire respecter par les deux partenaires, avec les moyens que l’aïkido nous a donnés, les différents tissus du corps humain. Nous sommes très attentif à ce que tous nos pratiquants sortent du tapis en meilleure forme qu’en y montant. Comment ressentir exactement ce que l’autre ressent au même moment. Comment savoir que ce que l’on a fait ne détruit pas l’autre. Comment pratiquer pour faire en sorte que l’autre devienne meilleur. Pour arriver à cela, il faut une concentration totale et une sensibilité très fine. Voilà l’aïkido que nous voulons développer. Il nous fait des mains très sensibles, des mains à l’écoute du corps de l’autre. Il nous faut des mains qui construisent, qui pétrissent le corps de notre partenaire. C’est à cette condition, et celle –ci seulement, que nos partenaires et nos pratiquants continueront à venir sur nos tapis.
Nous sommes très sensibles à ce que nos mains envoient comme informations à nos différents partenaires, nous sommes des artistes manuels et seul le corps de nos partenaires peut témoigner de ce que nos mains ont accompli sur leur corps. Il n’y a pas de preuve visuelle de notre pratique. Un peintre laisse un tableau, un musicien laisse une partition, un sportif garde mémoire de ses exploits dans les journaux. Nous, nous n’avons aucun support exploitable, seul notre partenaire peut témoigner de ce que nous avons fait sur lui. Seul notre partenaire peut affirmer que notre travail est juste ou traumatisant pour lui. Mais très souvent ce sont des non- dits. Personne sur les tapis ne se révolte, personne ne crie sa colère et c’est en abandonnant ou changeant de dojo que les pratiquants nous informent des traumatismes que la pratique leur a procurés. L’aïkidoka ne se révolte pas, il arrête ou il change d’endroit.

Il est tellement important que nous, les gradés, ayons une conscience très fine de ce que nous accomplissons avec notre corps et surtout pas se cacher derrière le fait que si un pratiquant se blesse c’est uniquement sa faute car nous gradés, donc, compétents, nous ne pouvons pas nous tromper. Nous devons être plus clairs et plus honnêtes avec nous-mêmes et nous ne pouvons pas croire que des pratiquants avec plus de trente années de tapis ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Les sumimasen, les excuse moi, les « je ne voulais pas le faire », les « je n’avais pas vu », sont des mots qui ne devraient JAMAIS être prononcés sur nos tapis.
L’aïkido est un art si beau que nous voulons le maintenir à ce niveau et faire en sorte que les générations futures développent une pratique qui permettent à tous de s’épanouir au sein de nos dojos.

Philippe Gouttard Meylan 21 juin 2015